Le cannabis devient (presque) légal
En 1996, la Californie a autorisé l’usage de la marijuana à des fins médicales. Depuis, douze autres Etats lui ont emboîté le pas, poussant le gouvernement fédéral à adopter une position moins répressive. La consommation est pour ainsi dire banalisée. Le magazine Fortune raconte.
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Lorsque Irving Rosenfeld vient me chercher à l’aéroport de Fort Lauderdale [Floride], son 4 x 4
empeste la marijuana. Cet homme de 56 ans, vice-président des ventes pour une société de courtage locale, me confie qu’il fume 10 à 12 joints par jour depuis trente-huit ans. Voilà qui en soi est déjà assez exceptionnel, mais si Rosenfeld est un cas à part, c’est parce que, depuis vingt-sept ans, c’est le gouvernement américain qui lui procure directement son herbe. Tous les vingt-cinq jours, il va chercher dans une pharmacie une boîte de 300 cigarettes cultivées et roulées par les autorités fédérales, qui lui sont envoyées par l’Institut national des toxicomanies (NIDA) avec la bénédiction de la Food and Drug Administration (FDA), l’agence américaine de réglementation des médicaments et des produits alimentaires. Rosenfeld fume de la marijuana pour soulager des douleurs chroniques et des spasmes musculaires dus à une maladie osseuse rare. Quand il avait 10 ans, les médecins ont découvert que son squelette était parsemé de plus de 200 tumeurs et lui ont diagnostiqué une maladie congénitale : l’exostose cartilagineuse multiple. Après sept opérations, il continue de vivre avec des dizaines d’ostéochondromes. Rosenfeld est l’une des quatre personnes aux Etats-Unis auxquelles le gouvernement fédéral fournit du cannabis thérapeutique – quatre exceptions à la règle, car, officiellement, selon l’agence américaine de lutte antidrogue (DEA), le NIDA et la FDA, le cannabis “n’a actuellement aucun usage médical admis”. C’est l’unique raison pour laquelle la législation fédérale continue à classer la marijuana dans la même catégorie que l’héroïne, comme “substance contrôlée de classe I” que les médecins n’ont pas le droit de prescrire. (De nombreux psychotropes dangereux dérivés de l’opium et entraînant une accoutumance font en revanche l’objet de plus d’indulgence, puisqu’ils sont inscrits en classe II et peuvent être délivrés sur ordonnance.)
Depuis quelques années, la position du gouvernement fédéral est toutefois de plus en plus difficile, voire intenable. Treize Etats se sont d’ores et déjà dotés de lois autorisant leurs résidents à consommer du cannabis à des fins médicales, généralement pour soulager des douleurs chroniques (notamment les névralgies liées au diabète, au sida et à l’hépatite), limiter des troubles du mouvement et la spasticité (en particulier pour les patients atteints de sclérose en plaques), lutter contre les nausées et les vomissements (pour les patients en chimiothérapie, par exemple) et stimuler l’appétit chez les personnes souffrant de maladies comme le cancer et le sida. Dans quinze autres Etats, des projets de loi ou des référendums sont à l’étude qui pourraient leur permettre de rejoindre d’ici à l’année prochaine la liste des Etats dans lesquels la consommation de marijuana médicale est légalisée.
Aujourd’hui, la vraie question est donc de savoir jusqu’à quel point la marijuana n’est pas déjà légalisée, tout au moins en tant qu’option locale. Nous sommes ici face à un phénomène culturel qui se développe depuis quinze ans et qui a atteint son paroxysme avec le revirement crucial de la position officielle effectué discrètement par le président Barack Obama en février dernier. Rappelons tout d’abord le contexte historique : pendant la présidence de George W. Bush (et celle de Bill Clinton), le ministère de la Justice américain considérait les lois des Etats sur la marijuana thérapeutique comme nulles et non avenues. Il estimait que la législation fédérale contredisait ce type de lois, et les invalidait donc – avis qui fut confirmé par la Cour suprême en 2005. Depuis, le gouvernement fédéral a régulièrement effectué des descentes et poursuivi en justice les prévenus qui se prévalaient de lois des Etats sur la marijuana médicale.
Fin février, le président Obama a introduit une nouvelle approche. Au cours d’une conférence de presse, son ministre de la Justice, Eric Holder, a confirmé qu’il n’effectuerait plus de perquisitions chez les individus qui se conformaient aux lois locales sur la marijuana médicale et ne les poursuivrait plus devant les tribunaux fédéraux. Cette initiative pourrait avoir des répercussions considérables. Elle pourrait avoir les mêmes effets que le 21e amendement à la Constitution, qui en 1933 a abrogé la prohibition fédérale sur la vente de boissons alcoolisées.
Voici comment. Lorsqu’un Etat s’engouffre dans un vide juridique pour autoriser l’usage médical de la marijuana, il doit tout d’abord résoudre une question épineuse : définir précisément ce qui constitue un usage médical. Après tout, les médecins prescrivent régulièrement des drogues puissantes comme le Valium, le Viagra ou le Prozac à des patients qui ne sont pas vraiment au seuil de la mort. Si un Etat ne circonscrit pas très strictement ce que recouvre l’expression “usage médical”, c’est la porte ouverte à tous les abus. C’est exactement ce qui est arrivé en Californie. Comme la plupart des Etats autorisant la marijuana thérapeutique, la Californie permet aux médecins de “recommander” l’usage de la marijuana à des patients souffrant de certaines pathologies graves bien définies. (Les auteurs de la loi se sont soigneusement abstenus d’utiliser le terme “prescrire”, afin d’éviter tout conflit avec la législation fédérale.) La loi californienne ajoute cependant une clause fourre-tout qui permet aux médecins d’approuver également l’usage du cannabis pour “toute autre affection susceptible d’être soulagée par la marijuana”. Dans la pratique, les médecins, qui peuvent aisément s’abriter derrière le secret médical, sont libres de décider en dernière instance des pathologies pouvant relever de cette définition. Ils ne font d’ailleurs pas autre chose avec les médicaments agréés. Une fois qu’une substance a été autorisée par la FDA pour une indication donnée, ils peuvent en toute légalité la prescrire pour d’autres pathologies, même si l’innocuité et l’efficacité du médicament en question n’ont pas encore été certifiées pour cette utilisation.
Les praticiens californiens permettent ainsi à des patients de consommer de la marijuana pour soulager des symptômes aussi divers que l’angoisse, les maux de tête, le syndrome prémenstruel et l’insomnie. “On peut même s’en procurer pour l’angoisse de la page blanche”, commente Allen St. Pierre, directeur exécutif de la National Organization for the Reform of Marijuana Laws [NORML, organisation nationale pour la réforme des lois sur la marijuana].
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