« Vivre ce processus c'est être absolument incapable de s'en apercevoir – s'il vous plaît, essayez de me croire – sauf si quelqu'un a une bien plus grande conscience politique, une acuité, que la plupart d'entre nous n'ont jamais eu l'occasion de développer. Chaque avancée était si petite, si inconséquente, si bien expliquée ou, parfois « regrettée », que, sauf si quelqu'un était complètement étranger à tout le processus depuis le début, sauf si quelqu'un avait compris tout ce que ceci voulait dire en principe, ce à quoi devait conduire toutes ces « petites mesures » qu'aucun ne pouvait dénigrer, ce processus on ne le voyait pas se développer de jour en jour, pas plus qu'un fermier dans son champ ne voit pousser son blé. Un jour, il dépasse sa tête.
« Comment ceci peut–il être évité parmi les gens ordinaires, même les gens ordinaires très éduqués ? Franchement je ne sais pas. Je ne vois pas comment, même maintenant. Souvent, souvent depuis que tout cela est arrivé j'ai pesé ces deux grandes maximes « Principiis obsta et Finem respice » - "Résister aux commencements et Envisager la fin". Mais pour résister on doit pouvoir prévoir la fin, où même voir les commencements. On doit prévoir la fin clairement et avec certitude, et comment cela se fera, par des hommes ordinaires ou même des hommes extraordinaires ? Les choses pourraient. Et tout le monde compte sur ce "pourraient".
« Vous voyez » mon collègue a continué, « on ne voit pas exactement où, comment bouger ». Croyez moi, c'est vrai. Chaque acte, chaque évènement est pire que le précédent, mais juste un peu plus mauvais. Vous attendez pour le suivant, puis le suivant. Vous attendez un grand évènement qui choque, pensant que les autres, quand un tel choc arrivera, vous rejoindront pour résister d'une certaine façon. Vous ne voulez pas agir, ou même parler, seul, vous ne « voulez pas sortir de votre chemin pour faire des histoires ». Pourquoi pas ? Vous n'avez pas l'habitude de le faire. Et ce n'est pas seulement la peur, la peur de se trouver seul, qui vous retient, c'est aussi une véritable incertitude.
« L'incertitude est un facteur très important, et, au lieu de diminuer alors que le temps passe, elle augmente. Dehors, dans les rues, dans la communauté générale, « tout le monde » est heureux. On n'entend aucune protestation, et on n'en voit certainement aucune. Vous savez en France ou en Italie, il y aurait des slogans contre le gouvernement peints sur les murs et les palissades, en Allemagne, en dehors des grandes villes, peut être, il n'y a même pas cela. Dans votre communauté universitaire, dans votre propre communauté, vous parlez en privé avec vos collègues, certains d'entre eux ressentant certainement ce que vous ressentez ; mais qu'est-ce qu'ils disent : « la situation n'est pas si mauvaise » ou « vous vous imaginez des choses » ou « vous êtes un alarmiste ».
« Et vous êtes un alarmiste. Vous dites que cela va conduire à ceci, mais vous ne pouvez pas le prouver. Ce sont les débuts, oui ; mais comment en êtes vous sûr quand vous ne connaissez pas la fin, et comment le savez vous, ou même vous vous perdez en conjoncture sur la fin ? D'un côté vos ennemis, la loi, vous intimident. De l'autre, vos collègues vous traitent de pessimiste ou même de névrosé. Il ne vous reste que vos plus proches amis qui naturellement ont toujours pensé comme vous.
« Mais vous avez moins d'amis maintenant. Certains se sont réorientés vers autre chose ou se sont enfouis dans leur travail. Vous n'en voyez pas autant lors de rencontres et de rassemblements. Les groupes informels diminuent en taille, la fréquentation dans les petites organisations baisse, et les organisations elles-mêmes se réduisent. Maintenant dans les petits rassemblements avec vos anciens amis, vous avez le sentiment de vous parler à vous-même, que vous êtes isolé de la réalité des choses. Ceci affaiblit votre confiance encore un peu plus et sert encore plus de déterrent pour, pour faire quoi ? C'est constamment clair que si vous allez faire quelque chose, vous devez créer l'occasion de le faire, et, alors vous êtes évidemment un agitateur. Donc vous attendez, et vous attendez.
« Mais le grand évènement qui choque, quand des dizaines, des milliers vous rejoindront, n'arrive jamais. C'est la difficulté. ... ce n'est pas comme cela que c'est arrivé. Entre les deux, il y a eu les centaines de petites avancées, certaines d'entre elles imperceptibles, chacune d'entre elles vous préparant à ne pas être choqué par la suivante. Le C n'est pas si pire que le B, et, si vous ne vous êtes pas opposé pour B, pourquoi le faire pour C, Et ainsi de suite jusqu'à D.
« Vous avez vous-même été presque jusqu'au bout. A ce nouveau niveau, vous vivez, vous avez vécu chaque jour plus confortablement, avec des nouvelles valeurs morales, des nouveaux principes. Vous avez accepté des choses que vous n'auriez pas acceptées il y a cinq ans, il y a un an, des choses que votre père, n'aurait pu imaginer.
« Soudain, tout cela s'écroule, d'un seul coup. Vous voyez ce que vous êtes, ce que vous avez fait, ou plus précisément, ce que vous n'avez pas fait (car c'est tout ce qui nous était demandé à tous : ne rien faire). Vous vous souvenez de vos précédentes rencontres à votre département à l'université, quand si un s'était levé, les autres se seraient levés peut être, mais personne ne s'était levé. Un petit problème, celui d'engager cet homme ou celui-là, et vous avez engagé celui-ci plutôt que celui-là. Vous vous souvenez de tout maintenant, et votre cœur se brise. Trop tard. Vous être compromis bien au-delà de pouvoir réparer.
texte tiré du livre de Milton Mayer, paru en 1955: "Ils pensaient qu'ils étaient libres - les allemands 1933-1945"